Renaissance

Mathias Narbel - 2021-2022
« Les mutations métaphysiques – c’est-à-dire les transformations radicales et globales de la vision du monde adoptée par le plus grand nombre – sont rares dans l’histoire de l’humanité. Par exemple, on peut citer l’apparition du christianisme. Dès lors qu’une mutation métaphysique s’est produite, elle se développe sans rencontrer de résistance jusqu’à ses conséquences ultimes. Elle balaie sans même y prêter attention les systèmes économiques et politiques, les jugements esthétiques, les hiérarchies sociales. Aucune force humaine ne peut interrompre son cours – aucune autre force que l’apparition d’une nouvelle mutation métaphysique. On ne peut pas spécialement dire que les mutations métaphysiques s’attaquent aux sociétés déjà affaiblies, déjà sur le déclin. Lorsque le christianisme apparut, l’Empire romain était au faîte de sa puissance ; suprêmement organisé, il dominait l’univers connu; sa supériorité technique et militaire était sans analogue; cela dit, il n’avait aucune chance. Lorsque la science moderne apparut, le christianisme médiéval constituait un système complet de compréhension de l’homme et de l’univers ; il servait de base au gouvernement des peuples, produisait des connaissances et des oeuvres, décidait de la paix comme de la guerre, organisait la production et la répartition des richesses ; rien de tout cela ne devait l’empêcher de s’effondrer. » Michel Houellebecq, extrait du prologue de Les particules élémentaires, 1998 Comme l’Empire romain ou le christianisme médiéval dont Houellebecq parle dans le texte ci-dessus, le néo-libéralisme acharné que nous connaissons depuis deux siècles est destiné à s’effondrer. Il le doit pour que l’on puisse encore imaginer une vie possible et décente pour tous les habitants du monde. Ce dernier est un environnement fini (au sens mathématique du terme) et il s’agit désormais pour l’humanité de le considérer comme tel, de se rendre compte que si l’on veut garantir un avenir plus ou moins serein à notre espèce, de profonds changements sont à opérer. Ces changements constitueront la troisième mutation métaphysique. Les clés de cette révolution semblent déjà exister; du moins sont-elles déjà apparues au cours de l’histoire. Epicure, philosophe grec du IVème siècle avant J.-C., a édicté un principe qui trouve en ces temps troublés une forte résonnance: « L’homme qui ne se content pas de peu ne sera jamais content de rien. » Cela va clairement à l’encontre de la dictature de la croissance imposée par l’économie de marché. En effet, dans un contexte dont les ressources sont finies, nous l’avons vu plus haut, la croissance ne peut être infinie; et les dégâts provoqués par cette course effrénée durant la deuxième moitié du siècle passé ne se feront sentir que d’ici quelques décennies. Il s’agit là du principe essentiel qui permettra selon toute vraisemblance à l’espèce humaine de faire en sorte de soigner, de cultiver son environnement. Comme le dit Jean-marc J ancovici dans une conférence donnée à l’Ecole Polytechnique de Paris, il s’agit désormais de rendre désirable l’idée que moins de biens matériels ne signifie pas nécessairement moins bien vivre. Cette sobriété s’applique également aux domaines de la conception, en particulier l’architecture et l’aménagement du territoire. Nous sommes en effet confrontés à un dilemme: il y a toujours plus de gens à loger mais la campagne doit être préservée. Il s’agit donc de trouver une solution à un problème sur la base d’une information imparfaite (puisqu’on ne sait pas encore exactement quels vont être les conséquences climatiques de deux siècles de consommation anthropocentrée d’énergies fossiles). La sobriété, la mise en valeur et la densification du patrimoine bâti existant sont probablement deux des éléments de réponse principaux à ces questions. Cependant, sobriété ne signifie pas perte de projet esthétique ou compromis ; au contraire la sobriété doit résulter d’un mode de pensée dans lequel toutes les forces en présence, toutes les sources et toutes les relations sont considérées afin d’arriver à un résultat optimal et radical. A la manière de Marcel Duchamp, récupérer des artefacts quelconques, les assembler, et en faire quelque chose d’inspirant et déconcertant de simplicité; à la manière de Palladio, utiliser des matériaux modestes et les agencer de façon à obtenir un résultat grandiose. Faire avec, voilà le mot d’ordre de cette Renaissance « L’ingénieur cherche toujours à s’ouvrir un passage et à se situer au-delà, tandis que le bricoleur, de gré ou de force, demeure en deçà, ce qui est une autre façon de dire que le premier opère au moyen de concepts, le second au moyen de signes.(. .. ) En effet, une des façons au moins dont le signe s’oppose au concept tient à ce que le second se veut intégralement transparent à la réalité tandis que le premier accepte, et même exige, qu’une certaine épaisseur d’humanité soit incorporée à cette réalité. » Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, 1962